Joris était un jeune homme plein de charme.
Son talent, il l'ignorait car il en avait peur. C'est ainsi qu'au cours des années, Joris s'en tenait aux espaces de ses vertes solitudes. Ses territoires étaient à chaque fois une aventure et, dans un certain sens, un échec. C'était un voyageur sans destination. Les virgules éphémères qu'il donnait sans le savoir fabriquaient des alchimies discrètes à la limite de l'indécence. Je les avais prises pour mes propres repères de l'instant. Toutes les images et les mots qu'il laissait échapper creusaient les territoires solistes de son inconnu. Attirance. Silence. Distance.
J'ai reçu dans les quelques jours suivant mon retour à Paris une lettre de lui où il m'avouait « avoir peur ». Je ne comprenais pas. Il s'était enfoui.
Distance. Décalage. Manque.
Quand je descendis du train à Marseille personne ne m'attendait. Joris m'avait donné l'adresse d'un kurde à la place d'une confidence sur le palier. Un prétexte pour éviter le silence de la séparation ou de la fuite. Nul rendez-vous et donc nulle rencontre pour cette fois-ci.
Un jeune garçon criait sur le quai d'en face. Déchirement du départ de la mère. Horizons lointains. C'était toujours la même histoire. Dans la photographie, je cherchais cette même déchirure, ce silence terrifiant de cette heure qui précède le départ du train ou de l'avion. Je regardais droit devant moi sans savoir ? Un frisson du fond de mon ventre monta et me rappela que Joris m'envoutait encore. Et son indifférence m'angoissait. Marseille était la raison pour dépasser l'absence.
J'étais ici en effet pour terminer un travail fondamental ? un triptyque, une sorte de combinaison sibylline imaginée ensemble : l'attente dans sa puissance, le désir face à sa dureté, le tout entrecoupé avec quelques facettes du moi en spirale. Les photos qui l'avaient ému le premier jour restaient en suspens entre nous et nos occupations diverses. Elles étaient à la fois des écrans fluides et des écrans d'interrogation que les lumières aidaient à prolonger. Autant d'espaces en liberté ou de prisons. Je désirais fuir cela.
La perte de Joris était encore une fois terrible. Fuir et être attrapée. Le bruit du manque, la solitude et les lignes obliques m'enveloppaient maintenant, me submergeaient. Cette protection m'isolait de l'absolu. Intermittence avec l'éros et la puissance.
Des textures d'effroi s'ouvraient à moi brutalement. Les songes dans la répétition de mes obsessions s'évadaient des cadres visuels de l'ordre et de la distribution. Si loin finalement et si proche de ce que je n'étais, sang et chaos. Ou de ce que je croyais être. Délice, distance, désir.
Le temps était lourd, le calme difficile. On était au milieu de l'été, et les hommes et les femmes se cherchaient dans un va et vient incessant. La durée manquait au croisement des passants.
Personne ne remarquait la disparition de l'être cher. Chacun poursuivait avec aveuglement sa course disruptive.
Je m'arrêtais.
« Un whisky et un verre d'eau, s'il vous plait ». Dans ce café, les motifs étaient joyeux. J'écoutais le bruit autour, j'étais ailleurs.
Les ballons rouges gonflés de l'enfance se balançaient au passage.
Je filais seule dans les rues sans amours et sans détours. Dans la nuit poursuivie, je captais les humeurs troubles au long des parois artificielles. Loin de tout centre, je sentais vibrer les cloisons transparentes de mon désir. Cette fois-ci sans confusion ni compromis.
Pourtant certains matins étaient cruels et des réveils nauséeux. Je poussais plus loin l'aventure. Je me souvenais une fois d'avoir croisé Joris complètement ivre derrière la gare. Ses yeux brûlaient de violence et son corps supportait la délicatesse du désordre.
Deux fois j'hésitais à le rejoindre. Il se cachait derrière les plis de la timidité. Je regardais devant moi et prenais quelques clichés de cabines téléphoniques. Pas plus assurée que lui, je photographiais une nouvelle fois les voies désaffectées dans l'ivresse du vide.
Il ne savait rien de moi, il devinait tout. Lui parler de ma blessure aurait été une erreur. Seules comptaient les éclats de folie ? la sincérité et l'abandon. Ses obsessions me paralysaient.
A la place, je créais des trouées, me restais fascinée par la musique des croisées. J'arrivais toujours à dessiner des traces en marge. De ces interstices surgissaient des évocations parallèles. Je me réfugiais au creux des mondes hopperiens. Lovée dans les feuillets de mon incertitude.
Joris, patient veillait dans ses propres mondes où enfant il avait eu peur. Il n'attendait plus rien. Moi non plus. Il était prêt à bondir, prêt à mourir. Ou le croyait.
Je marchais et toutes les tensions intérieures me ramenaient au point de départ : les quatre photos « qui parlaient de moi ». Un huis-clos au terme de notre rencontre.
Soudainement les mots me sont revenus, maux abruptes et faux maladroits. Il venait juste de se réveiller. Il n'était pas de bonne humeur. Ses yeux fuyaient. Il errait de pièce en pièce. Les chambres étaient vides. Il cherchait une cigarette à moins que cela soit une femme. Les photos pendaient fâcheusement au mur. Ils les arrachaient. J'avais de la peine. Elles étaient des traces de l'histoire de ce lieu intime.
Il but son café. Je finis le verre d'Islay. La souffrance passait en boucle dans les registres secrets.
Ce n'était pas de l'oubli. Distance(s). Disharmonie, désaccords. Résonnances.
Cette nuit-là quand je sortis pour faire des photos, la volupté enrobait mes paysages. Je cherchais toujours les formules pour dissoudre les carrés et plier les lignes.
A la périphérie de la ville, un accord impromptu me surprit par ses modulations très douces. Je transigeais sauvagement. Le vert en volute sera ma fortune ? une profondeur à distance qui autorisera la perdition.
J'étais sereine, je prenais des dizaines de photos dans tous les sens, indifférente à l'effacement de mon désir. La cohue des herbes folles produisait des directions fortuites. Je traversais le musée sans regarder.
Joris voyageait seul. Mes périples étaient solitaires. Les croisements éphémères. Le suivre aurait été impossible. La nuit, un rêve que je voulais vivre. La photographie une expérience à inventer. Tous les jours.
A trente trois ans, Joris croyait avoir tout vu, tout entendu. Il pensait qu'il ne serait plus jamais capable de [se] risquer. Il soufrait d'insomnies et ses nuits étaient noires de désespoir et de beauté.
Mes paysages étaient du jour, toujours de l'autre côté. Je poursuivais avec la peur et le désir de me perdre. J'avais détruit de toute mémoire le mot pour dire « adieu » dans toutes les langues.
Joris était parti vers l'Est, ce songe d'où il venait. Sans aucun appareil. Il ne supportait pas les outils. Il aimait forger ses mondes à partir de son souffle et de ses doigts. J'aimais imaginer son pays. J'en rêvais. Plein de douceurs et de contraintes, de plaisirs et de violence. De calme et de chaos. Un territoire vif et brûlé aux mille histoires oubliées.
Sa famille ne l'attendait plus. Ses amis ne pouvaient plus l'aider. Il parlait d'eux encore avec émotion. Jamais je ne lui avais été d'aucun secours. Il s'était perdu lui-même. Nos corps avaient brûlé les herbes de la passion. Il ne restait que le regard.
Tout au fond de moi l'incompréhension. De quoi avait-il peur ? De l'impossible liberté. De cette déchirure à l'orée de son désir.
La nuit passait, le petit jour venait. Je n'attendais plus rien? et lorsque la lumière était de midi, j'attendais tout de nouveau.
Pendant la nuit, mon corps se liquéfiait sur le tapis moiré dans l'obscurité des étoiles. Je planais au-dessus de mes soupirs. Nulle drogue plus puissante que le manque. C'était de ces moments où le temps s'arrêtait pour ne reprendre qu'avec le souffle de l'absent. J'écrivais, feuilletais les photos de l'été dernier sur la côte.
Je pensais à celles que je n'avais pas prises aujourd'hui. A ces modèles qui m'avaient échappé alors que je cherchais à conquérir des passerelles d'égarements.
Je suivis un moment un couple qui discutait nonchalamment. L'odeur des herbes montaient avec le soir en correspondance avec les carnations du temps. Les lumières crépusculaires venaient habiter les espaces lacunaires. Désert rouge et vert. Je marchais dans l'espoir d'un ilot d'obscurité.
Ils s'arrêtèrent dans la pénombre d'un porche. Une jeune femme vint leur ouvrir. La lumière de la cour intérieure illuminait ses longs cheveux roux. Son long regard persan piqua mon attention, frisson des cordes de la rêverie.
J'attendais que quelque chose se passât. Elle échangea trois mots avec eux, puis les fit entrer. Photo d'une issue close.
Dans mon errance, je perdis mes lunettes. Je marchais maintenant loin du centre ville en clignant les yeux. Un homme profitait du soleil, solitaire. Sa nudité dans les herbes rousses me mit mal à l'aise. La plage était proche.
Je déambulais traversant des champs sans définition, entre la ville policée et les musiques effrénées de l'orient, entre la campagne et le calme sourd des banlieues. J'étais enfin libérée des cadres. Je cherchais maintenant la confrontation. Je trouvais le secret en fusion.
Il avait évoqué la gare comme passage possible. J'y retournais et filais sur ses traces dans le rond-point de mon désir? et je saisis, sur le quai en bout de ligne, l'éblouissement du petit matin, le bleu des insatiables.
Tout le jour était sommeil.
Ce soir mon corps était lenteur. Quelle sera la couleur de cette nuit ? J'étais attentive au vol des phalènes. Quelle odeur viendra me faire pleurer ce soir ? Je me laissais porter par les ondes fragiles de l'absence, par les souvenirs de ses traits nobles et sauvages. J'étais happée par les forces inconnues des territoires obscurs.
J'avais secrètement oublié toute idée de croiser quelqu'un qui me ferait voyager cette nuit. Je marchais seule, la lune en bohémienne.
La nuit envoyait des messages dans les fréquences hautes. Un homme seul chantait ivre des textes qui ne lui ressemblaient pas. Sa voix en délire remontait comme un vomi nocturne.
Je m'approchais. Il tenait enfin mon modèle : séduisant et insensé. Les ténèbres s'épaississaient autour de lui comme un appel. L'astre à l'écart dans son halo accompagnait sa danse enivrée.
Quelques symboles involontaires rattrapaient les lignes fuyantes des différents espaces que je ne contrôlais plus. Je m'enfouis. Il m'appela, je me retournais.
Il avait retiré son T-shirt. La photo marquait l'empreinte de son corps sur le noir de son errance. Je gardais cette profondeur éphémère.
Il s'appelait Roman et fêtait ou pleurait le départ de sa petite amie, qui avait décidé de revenir au pays. Il m'invita à boire une gorgée avec lui. Il parla un long moment, il brassait la nuit autour. Il faisait très chaud dans la nuit de l'été.
Le vent caressait son jeune corps. Les ondes du fleuve frémirent. J'étais en alerte. Nous avions fini la bouteille. Personne n'avait plus vraiment envie de parler. Au mieux aurait-il fallu inventer une histoire, mais je n'en n'avais pas le courage, pas cette fois-ci.
Au petit matin, je l'accompagnais chez lui. Dans sa passion il renversa l'encre de sa mélancolie. Je l'écoutais en vermeil. Peine en sourdine. Il dormit un court moment, grisé. Son regard était triste au réveil.
Il avait rêvé qu'il prenait un bateau pour la rejoindre. Les drames emplis de douce cruauté créaient à chaque détour des pages que je relisais.
Je visionnais les photos de la nuit. Roman avait été une maille essentielle de ma fiction. Dans le triptyque de mes émotions.
Tout le jour je pensais à mes écritures. Je restais toute la nuit en mode pause. Les mots ne fonctionnaient plus, les images restaient muettes.
Je reçus un message de Joris, les ondes étaient fatales. Il était dans une ville que je ne connaissais pas. J'étais immobile à mourir, hypnotisée par l'absence, les lèvres à l'envers. Prise par l'angoisse de ne plus retrouver le sentiment de l'inconnu.
Je me perdais dans les jeux des plateaux insensibles. L'alcool ne suffisait plus, l'amour non plus. Je butais contre des limites invisibles. Des lignes transversales émergeaient de cet engourdissement. Il me fallait sortir. Je flânais longuement dans les rues dans la possibilité de pleurer et de jouir.
Quelques jours avant la fin de l'été, Joris me donna rendez-vous dans un hôtel que nous connaissions.
Son regard avait des parcelles d'or et de tragédie. Je ne pus m'empêcher de prendre ses lèvres à pleine bouche malgré tout ce temps. La douleur avait fragmenté l'angoisse de ses yeux. Je le reconnaissais.
Joris retint ma main dans le hiatus du désir, y déposa un baiser. Peu à peu l'ardeur et l'épuisement s'échappaient de nos corps affamés. Nous étions enfin libres. Nos profils se confondaient.
A cinq heures, j'étais à nouveau seule et captive des lumières fuyantes.
Je restais tout le matin en mode pause.
Mon travail était quasiment terminé maintenant. Je pliais mes affaires, pris mon sac et la direction de la gare. Je déposais le projet chez un éditeur, récupérais quelques livres, et partis.
A l'avant dernière gare, la folie des croisées me porta sur les parallèles. Je regrettais de ne pas avoir photographié Joris ce matin-là. Destination Istanbul. De cette ville pivot des orients, je pourrais prolonger mon voyage et me perdre. Traverser les plaines solitaires et naviguer sur les mers des autres contrées chaotiques. Vénérer le passager et infiltrer les galeries labiles. Rejoindre mon visage au détour de la nuit complice.
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