Musique des thés
Musique des thés
Lumières artificielles dans les cafés des bazars, souterraines. On s'attend à tomber sur des ombres. Le patron d?Azadegan dans un coin reculé du bazar d'Esfahan s'amuse avec les portes d'entrée du café. Sa galerie antique rappelle le combat et la luxure d'antan. La porte réservée aux femmes et familles est fermée, nous passons par celle des hommes qui nous ignorent. Mon guide m'accompagne, tout est normal. Aucune femme seule ici. Il faudra que j'y revienne seule. Quelques regards percent à travers le rideau de perles. Des amis déconstruisent les espaces les rendant fluides. Liquides comme des cristaux. Les miroirs anciens dévoilent quelques figures de femmes langoureuses. Les portraits que je fais restent flous. Je maudis le voyeurisme photographique et les éclairages. Accords à distance et sourires. Ou, partage de quelques fragments d'instants. Iraj me suggère de mettre un sucre entre les dents pour siroter mon thé comme font les iraniens.
Dans le bazar de Shiraz. Musique envoûtante. Je voulais inviter mes amis, mais : « You are our guest ». Le tar m'emporte. Je vole encore quelques photos d'amoureux encore. Shajarian poète musicien. Et les mots interdits traversent leurs prunelles, leurs mains délicates, au rythme d'une danse céleste, le sentiment de l'amour filtre en notes rouges. Ou le combat passion ? Leurs touchers s'inventent à l'intérieur des jardins privés. Accès par les miroirs obtus. Les entraves deviennent des prétextes, les particules élémentaires des moyens. Quel est ce filtre ? Comme un vent léger que les femmes laissent pénétrer dans leur voile moiré. Ou des tornades de désirs qui deviennent comme autant de plaintes douloureuses. Production d'autres extrémismes que le monde regarde, indifférent.
« Ce monde déclinant me paraît un désert.
C'est donc l'ivresse et le déclin que je préfère. »
Omar Khayyâm, 134.
Le désert des hommes solitaires dans les hôtels quand à la nuit tombée les drapeaux noirs deviennent bleus. Je partage thé et petits gâteaux dans la librairie de Nasrine. Je redescends vers la gare prendre le train pour Esfahan. Ivresse de la nuit sur les rails et déclin. Je m'endors, rêves, oublis.
Aucune photo des deux anniversaires. Autocensure ? Petit décalage difficilement supportable pour occidentale. La fête comme un écart millénaire. Héritage des célébrations du corps du temps des princes. Les hommes en première partie sont strictement interdits. Les femmes se préparent longuement, splendides. Sourires malicieux et pleins de promesse, elles rayonnent. Pendant ces heures permises, volées à leur mari, leurs corps exaltent dans la danse, libèrent des tourbillons de sens. Leurs yeux brillent comme leurs bijoux. Peu de temps avant l'heure fatidique, les femmes s'engouffrent à nouveau sous leurs voiles et se replient, elles s'assoient à l'écart. Les hommes entrent et dansent à leur tour. Elles les regardent et s'amusent avec discrétion. Les hommes (males) paradent. Simplicité et jeu. Les femmes agencent secrètement, les hommes séduisent avec toute la grandeur de l'Orient. L'Orientale est maîtresse du jeu. Dans ce jeu. Je prends le thé que l'on me tend. Un homme m'invite à danser. Je regarde les femmes. Laquelle est sa femme ? Je choisis de rentrer dans leur jeu à tous, je profite de ce glissement de frontières, délicieusement. Sans illusion - dans la séduction se propagent les idées transrelles. Les ados essaient de me trouver une musique occidentale. Quand la techno scande les magies, le corps reprend sa place. Entière, juste un instant. « Soda ou thé ? », « Qui va gagner ? », il porte le maillot des italiens, même s'il adore Zizou, me dit-il.
A parte, près du désert. Le café bleu est plongé sous la lumière de midi. L'homme déguste son thé en silence. Les ?ufs sur le plat arrivent. Il me regarde et me propose de partager son repas avec lui. Sur l'autoroute, les camions défilent. Nous arrivons le soir dans les montagnes des nomades. Dans le calme de la nuit unique, je prends un dernier thé. Leurs portables se sont éteints finalement. J'essaie de me rappeler la musique des étoiles au loin.
A la capitale, les limites désorientées échangent quelques phrases vertes. Aucun mur ne persiste. Leur surface devient lisse, le torrent rugit sous les plateaux de tapis. Je prolonge l'ivresse de ces moments-là dans la chaleur de la nuit volée, rêves. Encore une fois je sombre dans la musique du taxi qui me ramène. Dernier thé sur le bord de la fenêtre.