Fleuve de montagne
Fleuve de montagne
Train de nuit. Huit heures de trajet. Je traverse une partie du désert iranien de Téhéran à Esfahan (Ispahan en français). Je partage un compartiment avec des femmes en noir. J'ai froid. Réveillée par le soleil du matin. Il est à peine cinq heures. Je me lève sans faire de bruit. Quelques hommes regardent le désert avancer. Les couleurs sont discrètes. Lactées. Une femme demande un taxi pour moi. La ville est toute endormie. Les rues sont désertes. Il est six heures. Il fait déjà chaud. Les hôtels sont fermés. Finalement le chauffeur arrive à réveiller un gardien.
Je ressors peu de temps après. Le soleil est déjà haut au-dessus du pont millénaire. Enfin, une ligne de fleuve. L'opale vire au rose décent. Je regarde les hommes et les femmes passer le Zayandeh. J'attends que les lignes se croisent dans un jeu de miroirs. Je suis les ombres de ces voiles noirs, fiers, qui frôlent les hommes par leur charme. Captations difficiles. Je suis hypnotisée par les lumières du jour. Je peine à régler le tempo, vitesse / diaphragme. Difficile de suivre le cours. Je passe sur l'autre rive. Une femme m'offre une boisson et un petit pain pour me souhaiter la bienvenue. Quelle tête j'ai à ce moment-là ? Un minéralogiste m'invite prendre un thé avec sa jeune femme. Fatigue. Je rentre à l'hôtel. Je remarque la direction de la mosquée encadrée sur le mur. J'allume la télé, puis l'éteins. Je m'allonge. Plus tard, je retourne sur le pont pour prendre un thé. Les hommes croquent des glaces au couleur du citron, des regards rient. J'imagine qu'ils parlent de foot avec tant d'emportement et de légèreté. Les femmes de l'autre côté se taisent. Elles imaginent leurs fils grands. Je remonte le fleuve vers d'autres ponts.
Un homme attend. Il regarde le Zahandeh à ses pieds. Entre les arcades du pont, d'autres jouent avec les espaces d'attente, les couloirs de passages entre les arches, les ombres qui transpercent le noir. Les derniers photographes essaient de capter les derniers portraits souvenirs. Je m'approche. La famille se tourne vers la fillette que je photographie. Un jeune homme confie un secret à l'aimée, tant il est proche. Un vieux musicien tente de transporter des songes d'un banc à l'autre. Il joue de longues notes de flûte mélancoliques. Je m'arrête. Impression aveugle d'intensités finales. Cet autre plus loin raconte les poissons et leurs voyages à l'intérieur de l'eau.
Les prisonniers vainqueurs d'Hafez plongent les couleurs du soir dans une douceur mélancolique. J'essaie de capter les énergies évanescentes qui se révèlent. Les feux intérieurs frémissent. Les bleus cristallins sur fond rouge d'encre. Prolonger les durées par un dérèglement des espaces et une approche en perspective décalée. Je me faufile à travers la nuit.
L'envie de partir plus loin. Finalement je ne suis pas restée longtemps à Espahan, juste quelques jours. Cette ville m'attire et je m'apprête à la quitter. C'est assez pour apprécier son invitation, assez pour vouloir fuir quelque tension naissante. Un homme qui rêverait de me retenir.
Les iraniens se disent adieu au pied des montagnes. Parenthèse avec les nomades Kachkaïs dans le Khuzestan. Ils se préparent à l'été et remontent vers le Nord. Les enfants sont en train de fabriquer des bêtises. C'est vendredi. Alors que le soleil commence à brûler les surfaces invisibles, je lui écris en français sur son beau cahier : « Je suis nomade aussi, tu le sais Massoud. Je ne peux rester. Je reviendrai vous voir. » Je reviendrai entre deux saisons, pour glisser entre ces espaces libres, sensibles, à peine effleurés. Et me perdre ici, au bord du Zayandeh, dans les heures abandonnées. Je goûterai au vin des arméniens. Juste un dernier thé en haut du jardin. Comme les iraniens sont romantiques... La ville au loin attend le matin. Mots d'adieu et de transrelles.
« Après la douleur de l'exil, le rossignol
En criant s'élancera vers la tente de la rose », Le Diwan, Hafez.
La montagne, derrière les murs de la porte du Coran, est en feu ce soir-là. Superbe ballade sur les contreforts des montagnes du Zagros qui encerclent Shiraz avec toute la petite famille. La musique près de la tombe du poète soufi est pleine de vénération dans le silence et le bruit des voitures, de la ville qui n'arrête pas. Marchands de souvenirs, pas loin. Mes amis achètent quelques CD de chanteurs iraniens. Nous les écouterons ensemble. Il me reste guère de temps. Sur les pentes verdoyantes des jardins tapissés de shirazis, je fais mes adieux à mes deux familles, les mots manquent. Dernier repas extrêmement chaleureux. Le lendemain, l'avion faillit ne pas décoller ? panne de l'air conditionné. Je suis pleine d'incertitudes quant à mes derniers jours en Iran. Retour à la capitale. Et après, qu'est-ce que je fais ? Je sais pourtant que je vais retrouver quelques téhéranais que je connais.
Je questionne un jeune étudiant à l'aéroport. Il revient d'une fête chez des amis, il n'a pas dormi de trois nuits. Ces phrases ne sont pas très cohérentes ou c'est moi qui ne comprends pas. Nous bavardons dans le hall, sur le tarmac et nous nous séparons dans l'avion : les femmes d'un côté, les hommes de l'autre. Je le croise de nouveau aux bagages.
Trois jours après, à Téhéran, près du torrent, derrière l'écran des fumées, j'oublie que je (re)pars. Les histoires finissent un jour, une nuit. Mais tant que durera la beauté, je marcherai.
« La beauté, le vin pur,
C'est ce que je préfère », Omar Khayyâm, 134.