Ballade des étudiants
Ballade des étudiants
A Esfahan, quand les étudiants ont cessé d'étudier, ils se reposent au bord du fleuve Zayandeh. Ils refont le monde, ici comme ailleurs. Ils boivent un verre de dugh (lait, eau, herbes) au fond d'un café, tout en riant curieux quand je m'approche. Ils fument une pipe à eau l'air grave sur les flancs de la montagne de Téhéran. Leurs regards sont pleins de questions. Certains rêvent de partir, l'Occident, la gloire, la bienfaisance. D'autres, comme cet étudiant dans sa tour dorée est confiant. Du moins il aime le laisser paraître. Cet autre encore récite les mots désuets du marxisme. Ils sont étonnés de mon émerveillement d'être ici. Et fiers.
Juin, fin des préparations. Angoisse des examens de concours d'entrée à l'université, la sélection est très dure - passage obligé pour poursuivre ses études. Débouchés incertains. Qu'en sera-t-il pour eux demain ? Cercle du chômage. Appels au martyr. Paroles modernistes chez les plus âgés, photo de Reza Pahlavi sur un portable. Et dernière alternative pour les âmes esseulées, les poèmes d'Hafez que les enfants déshérités distribuent aux feux, à Téhéran.
Etincelle d'insouciance, un couple en escale à Shiraz. Il susurre quelques ghazals d'ailleurs sur la tombe d'Hafez. Je suis lasse, à l'ombre. J'observe ces jeunes iraniens ? le rouge et le noir ensemble? qui s'éloignent avec leurs maigres bagages. Dans leur monde de douceur et de poésie. Photo à la dérobée. Finalement, je me rapproche, je les croise. Je les photographie avec leur téléphone portable. Sourires. Image comme une miniature dorée. Photo légère. De tensions graphiques aussi. Comment poursuivre ce long voyage ?
« Pour les beautés de la lune à la robe fendue
Sacrifions mille robes pieuses et chastes frocs », Diwan, Hafez
Depuis quand les mystiques sont-ils ivres ? Les iraniens vénèrent ces pages lyriques avec une ferveur toute religieuse, non dissimulée. Considèrent le Diwan comme un « Coran persan ». Ecarts qui (me) dérangent, entre l'écrit, le commentaire et la loi. Je ne connais pas assez. La jeune fille me répond que l'un de nos plus grands auteurs Goethe en son temps a célébré Hafez comme son maître. J'aimerais placer la poésie au-dessus du divin. Je dérape seule, dans l'incompréhension, je m'abandonne à la vanité de mes questions.
Je saisis le peu de temps qui me reste. Je sais leurs désirs d'absolu qui se rejoignent quelque part par ici, qui se concentrent dans les prières, les aspirations égalitaires, et la fierté retrouvée. Tant d'espaces imaginaux en création. Tenus inaccessibles, heureusement. Comme des piles de livres oubliés, brûlés par la poussière des pollutions modernes. Je laisse les mots que je lis partir. Chaos de l'amour, érotisme, ivresse, voyages, et transgressions de la vie absolument nécessaires. Cela commence par la musique, les images envahissent les différents réseaux ; à la traversée de quelques secrets à l'abri ; et puis tant de choses que je n'ai pas vues.
« Il y a tellement d'épreuves derrière le voile divin », Diwan, Hafez
Derrière le sens de leurs mots, de leur lecture, de leurs désirs. Contradictions et exclusivité. Et tous ces voiles, apparences, ces histoires inventées pour la circonstance. M'approcher encore un peu de cette pointe d'étrangeté engendrée dans la confusion des sens, orient de mes désirs. Une autre sensibilité comme un point de ressourcement. Juste un effleurement. Loin du militantisme et de la vérité. Un passage sans message. Besoin de marcher, de chercher ici comme un ailleurs. Lever le voile divin et voler quelques parcelles de terres et d'étoiles. Voyage égoïste, épreuve de soi à soi. Le savent-ils ? Leur générosité n'a pas de limite, j'étais leur enfant, un don, un honneur. Je leur donne mes pauvres mots en retour. Et tout autour.
Je ne lis plus les poèmes, je les regarde. Archéologie du désir, près du palais sassanide détruit par les siècles, où la source est aussi transparente que la durée. Des pierres d'oubli pour un pays-sage proche de mes souvenirs reconquis. En fermant son livre, il ne m'aura pas vu passer. Je regarde et oubli à nouveau. Je passe.