Il fait encore jour et pourtant c’est l’automne. Le jour va décliner, c’est imminent. Ce n’est pas une menace, c’est une perte attendue. Le déclin de la lumière, le désir d’aller chercher l’obscurité rayonnante. La fin du Ramadan aujourd’hui inaugure cette abstinence contrainte. Le mois de jeûne n’a pas suffi. J’ai perdu définitivement les traces de cet homme des dunes au regard de vent. Difficile d’écouter maintenant Nina Simone Wild is the wind. Le morceau suivant, celui de Portshead, CrossRoad, me chavire un instant. Impressions de fuite et d’amour. Instants qui durent et se répètent. Je me demande dans quelle contrée a-t-il disparu à cette heure. Les chants soufis soudainement usent des élans de mélancolie. Je me retiens, je soupire, je reprends mon souffle. Traversée de l’appartement. Personne comme d’habitude. Je regarde droit devant, j’imagine son monde, ses mondes. Intenses. Entre l’ellipse et la tangente. La fuite et l’abandon. Je me souviens de son regard sombre. De ses paysages, sa musique et de son odeur musquée. Je l’ai sans doute perdu dans l’été. Il s’est sans doute perdu dans son image de liberté. Il s’est à nouveau construit une prison pour se protéger. Elle est aussi la mienne. Entre les barreaux du double et de l’incertain. De la multiplicité et de la sincérité.
La bouteille scintille dans les lumières de l’arrière-saison. Une histoire encore comme une fin, je le savais et l’ignorais. Couleur grenat de mon appétence. Je me resserre un verre gris. 19h19.
Angoisse des jours qui vacillent dans l’absence. Nulle solution au manque. Aller le rejoindre ? Retrouver ses traces dans les bâtiments de l’angoisse ? Je commencerais par Damas, puis Istanbul, puis Le Caire. Je marcherais vers les quartiers déserts le jour et feutrés la nuit. Je marcherais et le croiserais comme la première fois. Je provoquerais le hasard pour plier le destin.
Je sors dans la nuit qui s’est posée sur la fenêtre. Je marche derrière, vers la lumière artificielle, celle qui anticipe mon désir. Celle des feux au carrefour de chez moi. Je traverse, je passe de l’autre côté de la rue. Je suis, puis dépasse un jeune black satellisé par les ondes de son mp3. Je marche et les images défilent. Mes pas organisent la cadence, le verbe se construit peu à peu. Au bout du trottoir côté avant Seine, j’échange le bleu contre des agates à peine ambrées. La périphérie est silencieuse. J’ai perdu les points de mon ordonnancement. A cet instant cette idée obsédante d’écrire me semble totalement vaine. Des voix opales qui tourneraient comme des sirènes blessées. Je me raccroche aux wagons romanesques de la nuit. D’autres s’en chargeront, me dis-je, je ne suis pas écrivain, juste marchande de silences. Juste guerrière. Et un peu sauvage. Et si je devenais magicienne, j’inventerais de nouveaux mots. Je marche et je m’abandonne, je marche et personne ne me voit, je suis invisible car je ne parle pas, je poursuis une tragédie inconnue comme un souvenir dans mes errances. Je scrute, j’observe autour. Seule témoin de mon erranchantement. Il me tarde d’entrer dans la contemplation.
Je pousse la porte du troquet. Petit signe amical à Marianne derrière le bar. Depuis une éternité ... On s’est reconnu. Je commande une bouteille de PBG. « Parcelle en Bas à Gauche » ou quelque chose comme cela. Peu d’importance, c’est une autre histoire. Elle me demande des nouvelles. Je serai la dernière à en avoir et elle le sait. Haussement d’épaules. Dédicace anonyme.
Mon salut tient à mon inertie, ankylosée dans mes souvenirs, au fond de la salle dans la quasi-obscurité de ce vendredi, et ce jusqu’à la dernière tournée. La musique aux influences trip hop envahit le tumulte de mon cerveau ? et la volupté des vins naturels bouscule la beauté des impressions archaïques. Je tangue sur les points de croisement des ritournelles de mon désir. Je raccourcis les mots et souris. Il me prend de me moquer des voisins interloqués à la table voisine. Je m’assieds plus haut sur le bar en suspens entre les miroirs et l’entassement des verres. Je me tiens à distance. Certains remarquent le silence que j’ai choisi. Plus la peine de prendre note.
Marianne ferme les rideaux de fer. Elle me tend un jeu de cartes et me demande d’en tirer une. J’accepte dubitative, m’abandonne à son jeu. Elle sait que je suis loin dans la nuit. Tenter sa chance une dernière fois, c’est ce que je lui avais proposais l’autre jour, sur le point de départ. Il avait souri et fui. Difficile d’encourager un homme qui a peur. Marianne coupe le jeu. Ma main hésite entre le millier. J’observe mon profil dans le miroir. J’en tire une après maint aller-retour autour de la planisphère défragmentée. La carte annonce « Be dirty ». Interrogation. Suspens. Je suis brûlée, mes yeux n’arrivent plus à ajuster. Suis-je passée de l’autre côté ? Aveuglement. Confusion. Désordre. Désorientée, je lis une autre carte, tirée rapidement sur le tas : « Give the game away ». Je tremble entre deux échos, deux infinis - Lost in trans-station. Vertige. Rentrer chez moi n’est plus possible. Accepter l’invitation de Marianne est risqué. Envie terrible de marcher encore, seule et libre. Station to station. Je sors, prends la première à droite, file dans une autre profondeur, sous les tilleuls au feuillage fluorescent et les étoiles diaphanes. La lumière de la place au fond du passage me percute, une couleur étrange, émeraude. Désir d’absence. Désir du monde.
Les images viennent une par une et/ou se croisent sur le tableau noir. Fleuve Loire, dasht de solitude, cadences fragiles. Croirements des regards illusoires, plaines des courroux, éclats insensés. Des axes indécents entre les lignes blanches des poudres baroques et les trous noirs des particules. Si on regarde bien les vignettes, le joueur fait malignement apparaître et disparaître les cartes en transparence et dévier les pas de la jeune fille qui navigue en rouge. Lorsque ses cils oscillent sur la page bleue, il n’est pas rare de voir des secondes aléatoires s’installer entre chacune des passades grenadines et passer entre les fentes des territoires opaques. Le mouvement du voile encore intact accentue l’évanescence des photos du nu qui pose juste en dessous du geste, captif d’un autre histoire, celle du maître. Au final, ces griffures en désordre sont autant de brouillons inachevés qui se croisent en mille points d’égarement.
Des profondeurs nocturnes remonte un personnage insoupçonné, un dénommé John. Ses s'urs ne l’écoutent pas. Il craque quelques accords sur la platine pour défaire l’harmonie et le repos. Le silence n’est désormais plus possible. Elles rient dans la projection de leur rêve, égales aux tragédies du voyageur et du transit. Mister Deckard observe John attentivement à travers le mécanisme cognitif. Une réplique à l’octave aiguë oblige le patient à disparaître à nouveau. Heureusement on finit par le rattraper à travers les ruelles étroites qui transportent les valeurs parallèles. Aux marges des contrées orientales.
Le voyageur perdu subitement en arrêt scrute la carte du Tendre. Des algorithmes non validés filent sur les quatre rives expérimentales. Plusieurs fois, le personnage a échoué sur les bords de la dépression centrale, entre les montagnes du Zagros et le désert de sel. Mais, après trois années et tant de kilomètres, des territoires inconnus sourd la même musique, celle de l'oud, une esquille qui vient insinuer un fragment d'atemporalité. Dérèglement soudain de la focale sur des géométries stationnaires. Finalement ce concert impromptu instaure une distance qui le satisfait, entre les différents plans autonomes de ce paysage au ralenti.
Il fait froid dans le noir. Le bruit des voitures me réveille. Flash back. À cet instant je vois le maître photographe officier dans l’espace sacré des maisons closes. Sa face est lunaire. Il tient dans son champ des icônes aux limites de la violence, de l’abandon et de la générosité. A cet instant, mes yeux caressent un homme vagabond qui résiste aux gardiens de sa prison. Sur son visage passe une ombre, je ne peux m’empêcher de l’attraper. A cet instant, je me souviens des chênes déracinés et des mûres sauvages dans le contrebas de la cave. Je suis captive de ces fruits au parfum suaves et me sens libre. Éternité du temps recréé ici, dans l’illusion de l’amour, dans la fiction des corps.
Sifflet strident. Le chef de gare m’invite à monter dans le train, j’accepte cette consolation. Je me suis perdue. La topographie n’est pas une ?uvre pure, elle n’est qu’un accident de l’histoire, je l'écris comme un conte désordonné, un sempiternel détour des sens.
Des mille photos sont nées en bout de route ces quatre dernières. Solitude, suspens, silence, trois « S » entre stations et égarements. Quatre photos « qui me ressemblent », avait-il dit, surpris. Dans chacune de ces facettes de la nuit et du matin, un pari à peine formulé, et surtout un engagement certain quelque part tout proche de cette faille de lumière.
Sur l'écran inédit, voilà maintenant des strates du passé qui se confrontent à l'éphémère et à l'abondance. Je suis perdue, je me suis perdue et mes tendres. « Lost in trans-station ».