Son oeil avait scruté longuement la façade décrépie. Sa tonalité rose ocre l’avait incitée à s’arrêter ici, dans cet hôtel en bordure de la ville. Le côté palais défraichi sur les franges de l’urbanité, l’avait séduite. Et puis, au bas de la rue, on lui avait indiqué un bon fournisseur en matière de whisky, qui pouvait lui procurer à n’importe quelle heure du jour et de la nuit les meilleurs distillations.
La chambre était spacieuse. La lumière de la nuit arrivait jusqu’au chevet. C’était le dixième jour qu’elle errait dans ces espaces verts à l’abandon. A certaines heures, selon certaines humeurs, en franchissant un carrefour, longeant des murs épais, dévidant des trottoirs cabossés, elle songeait parfois un instant être dans une autre ville, à quelques centaines de kilomètres de là.
Elle avait passé la plupart de son temps à marcher et voler quelques images sans grande conviction. Les forces certes étaient puissantes et croissaient avec les jours qui perçaient petit à petit la nuit. Le printemps ne serait plus long à venir. Le coiffeur était bondé de minettes aux reflets dorés. Elle avait fini par retrouver son dentifrice. Il lui manquait le timing pour commencer.
Elle fixait son image dans le miroir. Etre quelqu’un d’autre pour un soir. Elle jeta un oeil au mascara sur la tablette, et ce rouge à lèvres qui lui allait si bien quand elle s’abandonnait. Seule dans le noir. Entre les lueurs dehors et celles intérieures. Les mots, silencieux et discrets comme l’alcool, viraient peu à peu à la vanité. Elle s’en voulait de ne pas attraper l’essence des milieux. Il ne suffit pas d’être là et loin de « là-bas » . Les amoureux en contrebas défilaient de toute éternité. Dans son verre un liquide ingrat. Elle commanda autre chose. Un Islay toujours, mais plus vieux.
Elle pensait à cet homme toujours sur les limites. Comment le suivre ? Où trouver les forces pour effleurer les territoires qu’elle avait entraperçus avec lui ? Ce soir, comme ces derniers soirs, toucher les lignes de tensions semblait hors de portée. Miroir escampé et fractures détonantes. Expériences, milliers de dissonances. La rue était vierge et nue à cette heure, et dans le retour de sa chambre, chaque partie de son corps gobait ce qu’il restait d’oxygène. Colorations rares des surfaces, carnation tyrannique. Elle dessina des arabesques divergentes en son corps descendant.
Le voyage serait une ivresse sans exil cette nuit-là. Déclinaison de la peur. Elle se jeta sur le miroir de la salle de bain, le regard en furie. Avidité. Avidité. Respirer encore. Partir, oui. Partir, s’éloigner de soi. Boire et se retrouver plus loin. Plus bas. Remonter l’escalier d’en bas, jusqu’à l’étage de son choix. Ecrire et ne penser qu’à la fin du jour. Attendre patiemment la libération de la nuit.
Elle accueillit la bouteille avec soulagement, paya l’homme qui fuyait du regard, et commença l’aliénation. Grondements de Slit of Cloud en papier Japon sonore.
Son disque dur avait planté au début de son séjour. Il lui restait quelques sections photographiques. Elle travailla un moment, sélection de photos entre la Touraine et le Cotentin. 2005. Elle rit de ses autoportraits du début. D’ailleurs elle n’en faisait plus guère. Ce soir ? Avec son rouge à lèvres ? Ses lèvres étaient à l’envers, encore une fois. D’ailleurs, si le groom l’appelait, elle ne répondrait pas. Bleu flou.
Où donc est la limite de l’éternité à venir ou celle de l’éternité passée ?
C’est maintenant l’heure de la joie, rien ne remplace le vin.
Théorie et pratique sont au-dessus de ma portée,
Mais le vin dénoue le noeud de toute énigme.
Omar Khayyam, Quatrains, Robaï CVII
Des sanglots dans les ténèbres, respirations fortes de l’autre côté de la cloison. Elle saisit son appareil. Ses pieds comme autoportrait. Très vite, son idée l’épuisa. Ambre des ombres du verre en son sein. De dépit, elle alla sonder son portable pour savoir ce qu’il lui restait comme données. Quelques étonnantes images du Kurdistan qu’elle avait traversé en juin 2008, du côté de Baneh, Marivan, Hamadan. Villages improbables au bord de la frontière avec l’Iraq. D’ailleurs, là-bas les hommes étaient différents. Emotions tout au long de ces images mémoire, de ses routes qu’elle filait en taxi pour l’errance, l’incertain, l’épreuve. Seule la plupart du temps, et quand l’argent manquait, voyage partagé avec des kurdes. Dans la profondeur des répertoires, le fleuve était apparu. Celui de son enfance. Sauvage. Il remontait le temps. Elle l’avait noté dans son mémo, la Loire souffle de souvenance. Dès que le temps le lui permettrait, elle irait marcher au long de ses rives argentées.
« Argenté » ? Quel autre mot pour décrire cette attirance objectale, cette brillance cristalline de la Loire ? et ses mille miroirs ? Dans quel lexique chercher pour assouvir son désir d’attraper cette luminance sensuelle au plus près ? Devait-elle s’inventer une nouvelle identité affranchie de cette transparence ? Il y a bien longtemps qu’elle a songé à écrire un dictionnaire de ses mots manqués. Désert et fugue. Dans sa compulsion, elle reprit quelques définitions à partir du CNTRL en ligne.
Les formes ne lui convenaient vraiment plus. Inexistence des traductions, illusion des confrontations. Trop de vagues contrapuntiques esseulées. Elle ouvrit un outil wiki pour élaborer et partager son idée d’inventer un vocabulaire parallèle, propre à ses mondes. Reste la question de qui viendrait sur ces territoires ? Question rejetée. Trop de calcul détruisait en elle toute solution. Au final, c’était évident, elle resterait toujours seule. N’a-t-on sur cette terre qu’un territoire indivisible ? Les risques n’avaient alors aucune valeur. Seul le caprice de cette aventure lui permettrait d’approfondir les temps de l’ivresse et la part maudite du territoire de l’enfance, partie du monde et de soi à jamais perdue.
Rien ne resterait. La futilité de ses propres histoires la rendait sourde. Les photos récentes étaient ridicules. Au-delà, elles étaient un manifeste à creuser. Venir épier les chaises en fer des Tuileries, leurs verts décatis, restait une impasse certes excentrique. Diffracter les géométries dans un bris de concordance avec les grilles abstraites de ses manques à la lueur des puissances inattendues. Il était temps de disparaître.
A peine les premiers rayons du matin filtrèrent sur le balcon, qu’elle referma la porte de sa chambre et quitta l’hôtel. Elle alla saluer l’emplacement de « son » arbre tricentenaire, celui qu’on avait abattu sur le Champs de Mars cet été. Les herbes crissaient comme un bâillement après un hiver trop rude. Plaisir des mélopées et fuyance des beautés.
Le printemps l’enjoignit de prendre le chemin de pierres le long de l’autoroute, de traverser le pont et de monter vers le bois. Un hangar abandonné se cachait à l’orée du petit jour. Elle y pénétra. Un long couloir menait à un puits de lumière. Ici le sol était creusé de myriades de carrés. Une forme évoluait au milieu de ce théâtre privé. Elle échangea des parties d’elle-même avec cette ombre terrienne sans parole, dans la violence de la saison, dans l’absence du regard. Ses yeux noirs devinrent plus noirs. La poussière grise, sa marche ocre, ses pieds cerisés.
Les liens pour ce soir :