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Attente sous le cèdre du Liban (1804)
Les corps clignotants

Douceurs ocre et bleue

A l’ombre du printemps, sur sa terrasse, elle goûtait une tarte aux asperges vertes qu’elle venait de cuisiner. La pâte était bonne, c’était toujours son angoisse. Elle n’avait pas de mesureur et il lui était difficile d’estimer le poids de la farine et du beurre. Le chat avait pris depuis quelque temps ses quartiers dans la jardinière où tentaient de pousser les fraises. Elle riait.

L’homme en gris était attentif aux gammes de couleurs qu’elle lui envoyait. Il avait une préférence pour les photos ambrées, couleur des vins qu’il lui offrait et de sa gourmandise. Il croqua encore un carré de chocolat en dégustant un dernier verre de Maury à l’ombre des abricotiers de cette nuit. Il aurait aimé prendre un livre, un de ses livres qu’il choisissait chez les bouquinistes à l’odeur. Il en humait les odeurs cachées dans les pages, en imaginant leur propre histoire entre les mains de lecteurs qui les auraient aimés ou délaissés ...

Au nord, l’atelier jouxtait la bibliothèque où livres anciens fleuraient bon le cuir, et les vieux papiers dormaient dans le secret d’une malle. Des morceaux d’un vase antique ocre étaient oubliés sur une étagère. Une femme jouant de la lyre étonnait celui à qui elle appartenait. De grandes photographies noir et blanc illustraient les différents paysages qu’il avait traversés. Il avait parcouru en tout sens les chemins de l’homme à la recherche du bien absolu. Il avait trouvé ce refuge loin de ses terres, sur une île normande. Elle ne le connaissait pas, mais lors de ses promenades, elle l’avait croisé plusieurs fois. Ils avaient discuté de dieu et des vierges violant les lois. Elle ne savait pas vraiment pourquoi, mais il racontait toujours cela avec une voix douce et passionnée. Un jour, il l’avait faite entrer chez lui, dans son atelier bien sûr. Elle avait aimé cette odeur de cheminée. Une terre de latence. Dans un coin, un fauteuil isolé, un piano. Près de la fenêtre, un grand tapis. Et dans un vase en cristal, une rose.

Les portes claquèrent derrière son dos et pourtant il n’y avait pas eu de bruit. Tout se passa dans un silence feutré. Le wagon était déserté. Il s’assit sans la voir au fond. Elle le rejoignit. Avec empressement, elle lui attrapa une main. Elle resta tout le long de cette ligne agrippée ainsi à lui. Dans ses yeux, elle voyait tous les croisements qu’il avait passés. Elle voulut lui offrir à ce moment-là des carrés. Au terminus, ils partirent chacun de leur côté.

Dans sa bibliothèque qui ne finissait pas d’être provisoire, les livres jaunissaient à côté des pommes de terre qui poussaient et les boîtes d’œufs qui s’entassaient. Elle décida que ce désordre l’amusait. Dehors, ce soir, on entendait une femme qui jouissait sous les caresses de son homme. Ou peut-être des siennes. C’était les lamentations de l’été. Le Berlou tenait ses promesses.

Sur un des murs de l’atelier, derrière le miroir, se chevauchaient les différentes épaisseurs et transparence des voiles qui troublaient ainsi l’inquiétante solitude de ces lieux. En regardant de plus près, il aimait à compter au moins trois voiles : celui qui bouillonnait son écume blanche en surface, mais qui pouvait aussi se nacrer d’une ivoire secrète quand il habitait les profondeurs et se dérobait à la franche lumière. Par-dessous, comme un écran de gaze qui paraissait clair, mais que noircissait son reflet dans le biseau du miroir qui le répétait. Et puis le troisième, le plus mystérieux, celui de la chair que l’on devinait presque - dernière enveloppe qu’il comptait parmi les voiles puisqu’elle s’y dissimulait, et qu’elle dépendait comme eux d’une facture humaine. Cette multitude de sens créait des forces et des formes illimitées qu’il archiva soigneusement.

Dans son miroir se reflétaient des cadres à l’infini. Elle prétendait les confondre avec les cercles de son objectif noir sous les différentes transparences opaques des couches de tain. Pourtant à la surface de sa peau, les reflets de la mangue faisaient apparaître d’autres épaisseurs. Comment mesurer toute la lumière et toute l’étendue de son corps ? Approcher ce mystère simplement pour toucher de son regard la chair, comme les notes d’une mélodie encerclent les cœurs des amours endormis. La nuit, les reflets dans le miroir sombre des plaisirs scintillent plus clairement que le jour. Il n’était plus nécessaire maintenant de partir et d’aimer. Les choses résistaient et céder de façon intermittente. Elle regarda dans l’ombre.

Le ciel était d’un gris nacré. C’était une de ces journées de temps nuageux qui font la Loire si belle et où les souvenirs reviennent en foule, des souvenirs d’autres visages, d’autres rivages. Le bleu sur l’autre rive transitait vers des nuances de gris-bleu. Elle avait lu qu’il avait été poussé loin d’elle à cause d’un rêve. Elle avait rêvé elle que ça serait la dernière fois. Leurs dernières marches sur les rivages du Danube avant l’été quand il y a trop de monde, et les dernières fenêtres visitées ensemble et qu’ils avaient choisies de ne pas photographier.

Les chars d’argent et de cuivre -
Les proues d’acier et d’argent -
Battent l’écume, -
Soulèvent les souches des ronces.
Les courants de la lande,
Et les ornières immenses du reflux,
Filent circulairement vers l’est,
Vers les piliers de la forêt, -
Vers les fûts de la jetée,
Dont l’angle est heurté par des tourbillons de lumière(1).

La troisième nuit était orageuse. Des éclairs confondaient les lumières. Le tonnerre brisait les ombres. Ils restèrent un long moment allongés l’un à côté de l’autre. Ils parlaient de leurs souvenirs de nature. Ils imaginaient des couleurs nouvelles pour ces lumières et prenaient les étoiles à témoin de leur fréquence.

1. Arthur Rimbaud, Les Illuminations, Marine


mardi 25 avril 2006
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